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soupe aux schtroupfs

Dehors, il fait beau. Mais lui est dedans. En salle de réunion 511 avec d’autres de ses collègues, à écouter d’une oreille distraite les projections des ventes pour les mois à venir des produits Rapolux, la célèbre marque de râpes à fromage haut de gamme.

Il n’est que 9 h 30 et il aimerait déjà rentrer à la maison. Que fait-il ici ? Qui sont ces gens assis à côté de lui ? Que font-ils lorsqu’ils ne travaillent pas ? Aiment-ils la soupe aux schtroumpfs ? Difficile à dire puisque cela n’existe pas. Mais si c’était le cas, il ne pense pas qu’ils aimeraient ça. Trop exotique pour eux. Pour lui aussi d’ailleurs.

Le responsable des finances prend la parole. Ce dernier présente les nouvelles fonctionnalités offertes par leur progiciel de gestion intégré, en particulier un module dédié à la comptabilité analytique. Cornelius n’en a rien à foutre. Non seulement de cette information mais de son travail en général. Inutile, sans grande valeur-ajoutée pour l’humanité. Ni pour lui-même. Il se sent vide et épuisé. Il a chaud aux tempes. Le temps passe, il vieillit et il est assis ici. Un jour, il sera mort et fera le bilan de son existence. Que se dira-t-il alors ? Qu’il aura bien travaillé ? Qu’il aura envoyé beaucoup d’emails ? Que SAP ou Excel n’ont plus de secret pour lui ? Il espère que non, qu’il aura autre chose à se raconter le moment venu.

Il devrait rentrer et aller se promener ou jouer aux jeux vidéo. Ou regarder quelques épisodes de « Pitbulls et prisonniers », cela lui remonte toujours le moral. Il se demande pourquoi il ne quitte pas son travail ? Il a quelques économies et aurait droit au chômage pendant un certain temps. Mais pour faire quoi ? Il n’a pas vraiment de passion et n’excelle dans aucune activité en particulier. Quitter un job bien payé et pas trop pénible pour ne rien faire à la place semble un choix risqué, insensé, surtout à son âge.

Alors que son collègue poursuit ses explications, Cornelius observe la table de conférence. Elle lui paraît improbable et irréelle comme s'il n'avait jamais vu une table de sa vie. Sa forme, sa couleur, le bois utilisé. Cet amas d'énergie est une projection, une continuité de l'homme, se dit-il. Elle est la seule manière possible qu'un être humain puisse concevoir une table.

Il poursuit son observation. Chaises, écran télé, écran d’ordinateur, écran solaire, matériel de toute sorte, bois, verre, fenêtres. Toute cette énergie a été mise à disposition par l'homme pour permettre à d'autres hommes de la transformer et en faire quelque chose de supposément utile. Cette même énergie est alors réutilisée par d'autres hommes encore qui, à leur tour, l'utilisent pour en générer d'autres utilisations et ainsi de suite. Mais c'est toujours la même quantité d'énergie qui circule. Ce cycle semble sans fin, vertigineux et effroyable.

Sa vision est trouble, il a l'impression que tout dans la pièce scintille et tremble. Il a la nausée. Il faut qu’il se barre d’ici. Il y a urgence. Partir, sortir, maintenant.

Il se décide enfin. Il se lève, sort de la pièce sans rien dire et se précipite vers l’ascenseur. Ce dernier est vide. On y entend « Piece of me » de Britney Spears. Est-ce que tu veux un morceau de moi ? Pauvre Britney. Il ressent un inexplicable et soudain amour pour elle. Pour la petite fille qu'elle a été. Pour l'animal en cage qu'elle est devenue.

A quoi nous raccrochons-nous pour ne pas sombrer dans la démence ? Comment se fait-il que nous ne soyons pas plus fous que cela ? Quelle quantité d'amour faut-il pour que le monde soit en harmonie ? Beaucoup, vraisemblablement.

Il a un tel besoin d'aimer. Il aimerait envoyer son amour à tous les êtres humains, à tous les arbres, pierres, poussières, libellules et gouttes d'eau, à tous les chiens, les chats, aux reptiles et aux chenilles. Que tout ne soit qu’amour. Et qu’il se répande au-delà de la Terre, dans l’univers tout entier, à toutes les étoiles, au vide, à l'au-delà.

L'ascenseur s'arrête et les portes s’ouvrent, le tirant de ses pensées. Il est au rez-de-chaussée. Il voit le bureau de la réception. Et plus loin, les deux grandes portes vitrées de la sortie. Il se dépêche. Il est maintenant dans le parking. Ce dernier est plein à cette heure de la journée. Il se retourne pour regarder l’imposant bâtiment dont il vient de s’extirper. Il pense à ses collègues, à toutes les personnes qui sont là-dedans. Qui travaillent. Et font quelque chose qu’ils considèrent comme important.

Aujourd’hui, il ne sera pas de ceux-là. Il ne veut pas être important. Il veut juste poursuivre son chemin. Un chien aboie au loin. Une voiture de sport rouge le dépasse à toute allure. La vie est en vie. Et lui aussi.

Il regarde un enfant qui se dirige vers le parc, un cerf-volant à la main. Lui-même n’y a jamais joué. Il se demande si c’est difficile. Il pourrait s’en acheter un à l’occasion et essayer. Ça doit être assez marrant de faire voler ce machin. Il pense à nouveau à son histoire de soupe de schtroumpfs. En s’imaginant qu’ils existent vraiment, comment préparer une telle soupe ? Est-ce qu’on les y mettrait entiers ? Avec les os, les intestins et tout le reste ? Ou alors juste les cuisses ? Comme pour les grenouilles ? Le mieux serait peut-être de les désosser complétement et leur enlever la peau pour ne garder que les morceaux de chair les plus tendres. D’ailleurs, une fois leur peau bleue retirée, de quelle couleur est l’intérieur d’un schtroumpf ? Après mûres réflexions, il en arrive à la conclusion que le mieux serait peut-être de les faire en boulettes de viande, comme dans certaines soupes asiatiques. Avec un bouillon bien relevé, quelques légumes croquants et peut-être même des nouilles. Ça pourrait être bon, finalement, la soupe aux schtroumpfs. Il pourrait aimer ça.

Cornelius continue sa route, il remarque un bar au coin de la rue. Il regarde sa montre. Il est presque 10h30. Le soleil tape dur, il a soif. Est-ce qu’il oserait ? Une bière si tôt dans la journée ? Il lui semble qu’il n’en a jamais bu en pleine matinée. A midi oui mais pas le matin. Mais ne dit-on pas qu’il y a une première fois à tout ? Il s’approche du bar. Il y lit « chez Bébert ». Il pousse la porte de l’établissement et s’y engouffre. A l’intérieur, il fait bon frais. Et il n’est visiblement pas le seul ayant envie de se désaltérer à cette heure-ci. Il s’assoit au comptoir, non loin d’autres hommes qui semblent déjà bien partis et braillent des trucs en rapport avec les soucoupes volantes et les 24 Heures du Mans. C’est du moins ce que Cornelius a compris. Le patron, l’illustre Bébert, s’approche de lui :

 - Alors, ça sera quoi ?

 - Une pression, s’il vous plaît.

 - Et c’est parti pour une bibine ! dit le tenancier, toujours content, émerveillé presque, de servir une bière pression, du geste même d’activer la poignée de la pompe à bière, de regarder le liquide doré couler dans le verre et produire un peu de mousse.

Peu importe que la Terre soit plate, ronde ou même triangulaire.

Ici, dans le bar, il fait frais et sombre.

 

Et le temps n’existe pas.

"Soupe aux schtroumpfs" est un extrait de la nouvelle "Abarcadabar".

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